L'Edith Piaf de Joëlle Deniot  est illustrée par 41 encres gouaches et fusains de Mireille-Petit-Choubrac. Lire, comme prélude à son grand oeuvre d'anthropo-sémiologie de l'art, Edith Piaf, la voix le geste l'icône Esquisseanthropologique,* paru le 28 aoüt 2012 au Livredart Paris., Images pour une voix, le langage scénique d'Edith Piaf in J Deniot, J Réault, Espaces, Temps et territoires. Lestamp-Edition Nantes 2010, disponible sur www.sociologie-cultures.com .

*La préface de Jacky Réault est intégralement co-éditée sur www.lestamp.com

Ce livre peut-être emprunté à la Bibliothèque de sociologie et à la Bibliothèque Universitaire, Il entre dans les bibliographie des cours de M1 de Sociologie de l'art  notamment pour cet article de J. Deniot, et pour celui de Léonard Delmaire, et du cours -Espaces-temps des politiques culturelles, pour l'article de J Réault, Nicolas et Ségolène 2007 ou le mystère de la Dame de Vix.

Vous êtes à Nantes...

Préalable à toute analyse des politiques culturelles de la ville de Nantes ( on en propose la conférence de D David sur ce site, pour le regard officiel) lire l'article de Réault, Nantes l'excès la ville, Un essai d'identification disponible sur www.lestamp.com

On y trouvera des bibliographies indispensables à tout mémoire étudiant une pratique ou un établissement culturel nantais.

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Invitation à l'intention des amis du Master EPIC, étudiants et enseignants, etc., à l'interview débat de J Luc Giraud par Laurent Danchin à La Vinaigrerie le samedi 17 novembre à 16 heures Le Pellerin (cliquer)

Encre et gouache de Mireille Petit-Choubrac pour L'Edith Piaf de Joëlle Deniot Avril 2010 Copyrigt Lestamp Edition


 

Langue, identité, culture

Dernier cours du premier semestre 2007 du Master 2 EPIC
Ce cours est réalisé par Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie,  Responsable
du Master Culture - Université de Nantes
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10ieme.ete.du.lestamp.2016.le.mal.

Pour soumettre un projet de com.: joelle.deniot@wanadoo.fr et jacky.reault@wanadoo.fr

 

Entrée libre 

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La langue et les problématiques de l’énonciation

 Joëlle Deniot Anthropologie et sémiologie

Depuis l’antiquité, la philosophie nous offre une réflexion sur l’argumentation, à savoir sur l’une des fonctions anthropologiques centrales du langage c’est à dire sa fonction persuasive, sans doute la plus complexe de ses fonctions faisant appel à des capacités cognitives très élaborées. Cette étape correspond à ce que Platon, Aristote puis Cicéron nommèrent la Rhétorique.

La naissance de la Rhétorique constitue un événement central dans l’histoire de la pensée humaine et de la vie politique. Elle transforme le rapport des hommes et des groupes humains à leur langue puisqu’il s’agit, à partir de la Rhétorique, de comprendre comment on peut, grâce au discours, agir sur l’adhésion d’un auditoire. On peut considérer cette nouvelle réflexivité acquise sur la langue comme une véritable révolution intellectuelle qui bouleverse le statut de la parole dont l’autorité ne peut plus seulement être pensée en termes magiques, seulement en termes rituelles mais plutôt en termes d’art énonciatif, reposant ou sur la validité logique du discours (Platon) ou sur l’ethos de l’orateur (Cicéron) ou sur un mixte de ces éléments (Aristote).

Si le terme de rhétorique a pris une connotation négative, sans doute en raison de la mauvaise réputation que les Sophistes, décriés par Socrate, ont pu en faire, il reste qu’il n’existe pas de civilisation sans cette réflexivité du discours sur lui-même. Il reste que les problématiques posées en cette lointaine antiquité, restent similaires et dans les sciences du langage et dans les sciences sociales contemporaines.

Il s’agit toujours, avec une terminologie certes différente et des réponses « modernisées », d’affronter cette question théorique, sociétale et pratique : Quel est le lien technique, sociologique, communicatif entre la persuasion possible d’un auditoire et la validité en raison d’un énoncé ? Persuasion et validité sont-elles étrangères l’une à l’autre ? Si l’on conclut que tout repose sur le statut reconnu, social et imaginaire de l’orateur (de l’énonciateur ou locuteur) alors on est dans la perspective (nihiliste peut-être ?) d’une totale étanchéité entre persuasion et validité. Cette pente problématique était déjà partiellement celle de Cicéron, on la retrouve bien plus systématiquement affirmée encore dans la sociologie de Pierre Bourdieu. Ceci précisé pour affirmer la récurrence et la pertinence de ces questions dans l’analyse de l’efficacité sociale de l’interlocution et de l’inscription du locuteur dans son dire.


Références pour les fondateurs antiques :


Aristote
Rhétorique, Paris, Les Belles Lettres
Platon
 dans les dialogues Gorgias, Phèdre, Paris, Les Belles Lettres
Michel Meyer
Histoire de rhétorique des grecs à nos jours, 1999, Paris, le livre de poche.

De fait, cette prise en compte de l’autorité discursive n’a cessé de travailler les sciences du langage. Elle a un référent didactique toujours d’actualité, il s’agit de Chaïm Perelman qui écrit un traité de l’argumentation dans les années cinquante (Chaïm Perelman et Olbrechts-Typeca Lucie, Traité de l’argumentation (1958) Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 5° édition, 1988). Elle est une des branches les plus actives des sciences actuelles du langage, une de celles qui croisent « le plus naturellement » les préoccupations des sciences sociales ; elle se dénomme analyse argumentative ou nouvelle rhétorique, voici
quelques références bibliographiques de cette dernière :

Oswald Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris, minuit, 1980
Dominique Maingueneau
, Analyser les textes de communication, Paris, Dunod, 1998
Catherine Kerbrat-Orecchioni
Rhétorique et interaction, Paris, l’harmattan 2002

En effet que ce soit en situation d’orateur officiel ou en situation de dialogue quotidien nous avons tous, l’expérience commune de cette volonté, de cet usage de la persuasion de l’autre. Cet usage fait partie de la culture ordinaire de nos tactiques énonciatives. Il s’agit là d’une forme modale d’actualisation de la langue puisque transmettre, c’est persuader, puisque parler, c’est souvent transmettre et que communiquer (terme si souvent usité) c’est aussi le plus souvent, chercher à convaincre.

S’il fallait faire référence aux fonctions de la langue formalisées par Jakobson, nous dirions que cette fonction persuasive correspond aux deux niveaux relevés par ce dernier à savoir, la fonction conative et la fonction expressive, mais cette fois dans une vision beaucoup plus approfondie et plus dialectique, comme vous pourrez le constater dans le développement qui suit.


L’analyse argumentative se situe d’emblée dans l’interlocution
effective et/ ou projetée entre l’orateur et l’auditoire, l’auditoire et l’orateur. Il va s’agir de définir ce qu’est un auditoire, comment locuteur et interlocuteur se fabriquent des imaginaires respectifs qui constituent le cadre a priori de la réception de toute parole possible.

Plan suivi
légèrement modifié par rapport à mon annonce oral lors du cours de la fin du semestre :

1
Auditoire en face à face ou auditoire virtuel
2
L’inscription de l’auditoire dans le discours
3
Ce que Ruth Amossy appelle le stéréotypage de l’auditoire
4
Ce que Benvéniste désigne comme indices d’allocution
5
Définitions classiques de l’Ethos de l’orateur
6
Sciences sociales et dispositif énonciatif : l’exemple de Goffman et de Bourdieu

Références bibliographiques  de cet ensemble rapidement synthétisé :

Amossy Ruth
, Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Genève, Delachaux et Niestlé
Amossy Ruth,
L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2006
Bourdieu Pierre
, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982
Danblon Emmanuelle
, La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique : origines et actualité, Paris, Arman Colin, 2005
Goffman Erving
, La mise en scène de la vie quotidienne 1 La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973
Goffman Erving
, Les rites d’interaction, Paris, Minuit, 1975



1 - Auditoire en face à face ou auditoire virtuel

Première proposition de l’analyse argumentative : il y a toujours un allocutaire, un destinataire auquel la parole ou le discours s’adresse. On l’appelle interlocuteur quand le dialogue est effectif, lecteur quand le dialogue est différé et/ou virtuel, public en d’autres situations de prise de parole. Interlocuteur, lecteur, public… sont autant de figures ou d’instances décisives du dispositif énonciatif. Elles sont toujours là en creux du discours. L’auditoire selon Perelman, c’est l’ensemble de ceux que l’orateur, le locuteur veut influencer par son argumentation. Cette définition ne vise donc ni un schéma quantitatif de l’auditoire, ni même l’idée d’une co-présence entre locuteur et destinataire. La définition vaut pour la communication orale et pour le texte écrit. Il importe peu que l’auditoire soit composé d’un seul interlocuteur ou d’une assemblée, qu’il soit délimité ou indéterminé, présent ou absent…Ce que désigne le concept d’auditoire, c’est la structure nécessairement dialogique de toute énonciation. Sur cette idée d’une structure dialogique inhérente à la parole, nous retrouvons des auteurs comme Perelman bien sûr, mais aussi Todorov et Bahktine (qui parlera même de structure polyphonique du récit - cf cours précédent -, comme Oswald Ducrot qui, lui, d’ailleurs parlera de théorie polyphonique de l’énonciation). L’auditoire pour constituer une pièce maîtresse du dispositif d’énonciation n’a pas besoin d’intervenir concrètement (Ruth Amossy).

Pour insister sur cette idée, nous distinguerons le terme de dialogique de celui de dialogal - néologisme créé pour les besoins de l’emploi – ce qui va permettre de dégager quatre classes de récepteurs et d’affirmer que dans chaque cas peut se déployer (problématique de base de la nouvelle Rhétorique
un même schéma
de co-construction des significations. Observons cette distribution logique de la réception, des récepteurs intégrant l’interlocuteur muet, l’interlocuteur absent et le partenaire actif de l’échange selon Catherine Kerbrat-Orecchioni in Rhétorique et interaction, Paris, l’harmattan 2002 :

Cas n°1
 : Récepteur présent et loquent (de loquare, parler) : échange oral quotidien de type dialogal
Cas n°2
 : Récepteur présent et non loquent : conférence magistrale de type dialogique
Cas n°3
 : Récepteur absent et loquent : communication téléphonique de type dialogal
Cas n°4
 : Récepteur absent et non loquent : communication écrite  de type dialogique

En chaque cas de figure, il s’agit d’un auditoire et la question reste de savoir comment s’adapter à ce dernier et comment cette adaptation se marque-t-elle dans votre énoncé ? Bien sûr les cadres sociaux et / intersubjectifs de l’échange et ses finalités (personnelles, artistiques, pédagogiques, politiques …) vont déplacer, spécifier la conscience/ inconscience d’adaptation et ses modalités d’inscription dans la parole, mais nous ne sortons pas pour autant du cadre problématique posé (du moins dans cette formalisation proposée par l’analyse argumentative).



2 - L’inscription de l’auditoire dans le discours

Deuxième proposition fondamentale : l’auditoire est construit par l’orateur, cette construction idéelle est  nécessaire à son énoncé. Il n’est pas de parole sans cette imagination préalable. La persuasion a pour prémisses un certain nombre de lieux communs. Cet implicite des lieux communs partagés fonde l’actualisation même du discours. On peut bien sûr se tromper sur ces lieux communs, ce qui engendrera malentendus et échecs, mais on ne peut pas ne pas les supposer, les présupposer. Reste bien sûr à se demander de quelle nature sont ces lieux communs, qui seraient des sortes de cadres a priori de toute énonciation possible.

Une réponse classique
des tenants de l’analyse énonciative et de la fonction persuasive de la langue consiste à situer ces lieux communs dans une doxa (cf. Platon) définie comme croyances, opinions, schèmes de pensée, cernant de façon plus ou moins approximative et les caractéristiques de l’auditoire et l’esprit des valeurs ou connaissances partageables.

Par rapport aux cours précédents
, je préférerai dire que ce commun de toute transmission possible renvoie à la notion de référent antérieurement institué dans toute situation de prise de parole[1] ainsi qu’à la notion d’énonciateur collectif différemment élaborées d’un côté par Dany-Robert Dufour (langue, désymbolisation et marchandisation généralisée), de l’autre par Christian Salmon (réflexion sur la fin de l’ère narrative).

Toutefois quelle que soit la manière de situer cet implicite commun, cette thèse de la construction de l’auditoire par l’orateur insiste sur la distinction à faire entre image préexistante de l’auditoire et présence réelle de ce dernier, pour affirmer que l’énonciation discursive est toujours construite en fonction de cette image mentale, plus ou moins claire et sublimée d’un bagage culturel, d’un niveau de connaissances, d’un style de valeurs esthétiques et morales du destinataire.


Même lorsque je parle devant un groupe d’étudiants ou avec un ami que je fréquente de longue date, je construis une image d’un auditoire qui ne se confond pas avec sa réalité empirique. Ce qu se joue dans l’interaction, ce n’est donc pas la présence réelle du partenaire, mais l’image plus ou moins schématique qu’en élabore le sujet parlant.
(Ruth Amossy). Il faut noter que paradoxalement (la proposition n’a rien d’évident, elle demande par conséquent qu’on s’y attarde et qu’on en évalue les différentes déclinaisons) c’est toujours cette idéalité qui prévaut même a posteriori et qu’elle vaut pour toute interaction avec tout type d’auditoire (et donc même en situation d’interconnaissance familière) selon la définition que l’on en a donné précédemment.

Comme le discours in abstentia, le face à face argumentatif passe par un imaginaire qui est toujours premier et qui devance toute expérience de l’autre. Selon Perelman dans la prolongement de ce que l’on vient de dire, l’auditoire est une fiction verbale : fiction par l’imaginaire doxique (néologisme dérivé de doxa) investi par l’orateur sur le récepteur ; fiction par le fait que cette construction ne se confond jamais avec le destinataire, l’interlocuteur, le public empirique. Cette distance nécessaire au récepteur empirique est aussi la condition de toute transmission qu’elle soit parentale, pédagogique, artistique. Elle est aussi une garantie contre les dérives démagogiques ou sophistiques dont toute institution peut avoir la tentation. Les exemples contemporains et proches, sur ce plan, ne manquent pas. Bien sûr trop de distance, peut aussi faire échouer ce type d’interaction dont l’équilibre est toujours difficile et toujours précaire. (Ceci amène également à réfléchir dans cette optique, aux logiques communicationnelles de tout médium)




3 - Ce que R. Amossy appelle le stéréotypage de l’auditoire

Pour passer de la représentation du destinataire à une mise en discours de l’image, on passe par une schématisation que l’on définira comme processus au gré duquel le locuteur active une partie des propriétés censées définir l’allocutaire pour produire une image cohérente répondant aux besoins de l’échange. Cette opération de schématisation ou de stéréotypage comme la nomme Ruth Amossy s’effectue grâce à la médiation de représentations collectives, liées entre autre autres à un imaginaire d’époque, à un savoir diffus.

J’introduis ici le développement de Ruth Amossy
sur un énoncé journalistique précis auquel elle applique concrètement, à la manière d’une étude de cas, le concept de schématisation de Grize, concept rebaptisé stéréotypage sous sa plume (in L’argumentation dans le discours P46-47 op. cit.) :

Prenons, a titre d'exemple, un passage du Figaro Magazine
(Editorial du 19 septembre 1998) au moment de 1'affaire Clinton, dans un article qui loue les Américains de soutenir leur Président menace de destitu­tion suite aux accusations liées a ses rapports extraconjugaux passés avec Monica Lewinsky :

II ne faut jamais désespérer des peuples, et notamment du peuple améri
cain. Certes, il a inventé, pour notre plus grand malheur, les fast-foods, les fromages sans goût, les films de Silvester Stallone et le puritanisme nunuche. Mais il a garde toute sa tête et vient encore de le prouver.


A 1'instar de Perelman, Grize part de 1'idée que pour tenir un discours
sur un thème donné, on doit aussi avoir ou se faire une représentation de celui à qui on s'adresse, et se figurer la façon dont il perçoit et comprend le sujet traité.

Or le locuteur A «
n'a aucun accès direct aux repré­sentations de [1'allocutaire] B. II s'ensuit que ce qui va effectivement compter, ce sont les représentations que A se fait des représentations de B » (Grize, 1990 : 35).

En d'autres termes, Franz-Olivier Giesbert,
le journaliste du Figaro Magazine, doit se faire une image préalable de ses lecteurs et de la façon dont ils se représentent 1'Amerique et son Président, Bill Clinton.

La « représentation » est pour Grize I'image
que se fait A (en 1'occurrence, Giesbert) de son public. Pour ce faire, il doit se représenter (1) les connaissances de 1'allocutaire (quel est le savoir préalable des lecteurs du Figaro Magazine) (2) son niveau de
langue ; (3) ses valeurs (Grize, 1996 : 64).

En 1'occurrence,
l’article
peut miser sur le fait que le lecteur français moyen est au courant de 1'affaire Lewinsky, qui fait à cette date la une de tous les journaux, et remplit les medias français aussi bien qu'américains. II peut aussi compter sur le fait qu'il saura déchiffrer à bon escient les références  à une culture populaire largement répandue : il sait ce que sont les films de Silvester Stalone  et reconnaît la signification de 1'expression anglo-saxonne «fast-foods ». C'est donc un public informé de tout ce qui concerne Ies événements et la culture de masse contemporaine. Mais c'est aussi un public qui considère comme un « malheur » la dégrada­tion causée par I'américanisation galopante. II désapprouve aussi bien une culture dénuée de tout raffinement qu'une morale sexuelle rigide, qui se traduit dans les excès du « politically correct ». Du point de vue des valeurs, le journaliste s'adresse à un lectorat qui non seulement possède un bon niveau de langue, mais aussi se présente comme le fidèle défenseur de la culture française.

On aura remarqué que toutes les indications sur le lecteur tel que Giesbert se le représente sont ici tirées du texte, et non d'hypothèses plus ou moins fondées sur les pensées et les intentions du journaliste. Notons qu'on peut aussi mobiliser des données extérieures fournies par 1'enquête sociologique. Et cela d'autant plus qu'un journaliste travaillant dans une feuille dont le public est d'ores et déjà ciblé possède nécessairement une idée préalable des consommateurs qu'il entend toucher cher. II ne suffit pas cependant de collecter des données statistiques pour comprendre I'image de 1'allocutaire qui modèle 1'entreprise de persuasion. C'est dans le texte qu'elle se laisse pleinement saisir : la représentation que le locuteur se fait de son public ne peut être perçue en-dehors du discours où elle trouve a s'inscrire. C'est seulement lorsqu'elle se matérialise dans 1'échange verbal qu'elle prend consistance, et peut être rapportée à des données ou des images extérieures
préexistantes.


Le but de ce paragraphe d'introduction est de faire admettre un é
loge des Américains qui justifie leur soutien au Président Clinton, sur lequel pèse une menace de destitution suite à une affaire de moeurs. Le journaliste s'adresse a des Français dont il connaît les réticences sur les mérites du peuple américain. Aussi ne félicite-t-il les Américains.


Le stéréotypage consiste à penser le réel à travers une
représentation culturelle préexistante. Ainsi en va-t-il pour le stéréotypage de l’auditoire. En l’occurrence cette représentation doxique que l’orateur se fait de son allocutaire, se rattache à l’idée qu’il a du groupe dont il est membre. La schématisation passe par le stéréotypage, car je ne peux me figurer mes interlocuteurs que si je les inclus dans une catégorie sociale, éthique, politique et autre…  Ruth Amossy prend alors pour exemple le fait que l’orateur envisagera différemment son discours en direction de militants du Parti communiste qu’en direction de bourgeois du 16° arrondissement de Paris, en direction de militantes féministes américaines qu’en direction de femmes musulmanes.

Les exemples sont certes trop caricaturaux et trop évidents pour être vraiment probants, mais l’essentiel de cet usage pédagogique de l’exemple consiste surtout à affirmer, ce qui va moins de soi, qu’on ne peut construire l’image mentale d’un auditoire qu’en le ramenant à un ou à des groupes d’appartenance, autrement dit que l’on ne s’adresserait jamais qu’à des fictions répertoriés de l’autre, qu’à des rôles codifiés pour dire Goffman, que l’échange même intersubjectif ne serait qu’inter-persona ( Rimbaud en fit une poétique, Bergman en fit un film lent et lumineux du mon de Persona justement). On peut se contenter de souligner en suivant cette problématique métalinguistique de la persuasion que ce stéréotypage ou image schématique de l’autre joue également dans les circonstances les moins attendues :


-
Et dans  les textes littéraires, voire dans les textes scientifiques, autrement dit en tous ceux qui semblent le moins se prêter à ce passage obligé par une interprétation hâtive.

-
Mais aussi dans les échanges privés où les partenaires apprécient et connaissent leur individualité propre.

Au-delà d’une critique très banale du stéréotype, cette thèse affirme donc de façon beaucoup plus originale car plus radicale qu’il ne peut y avoir de prise de parole sans cette opération de schématisation généralisante de l’autre. L’image mentale simplifiée est la condition de l’engagement dans l’échange, quel que soit la situation discursive envisagée. Ceci est bien sûr à réfléchir et à discuter…



4 - Ce que Benvéniste désigne comme indices d’allocution

Perelman parle de cette doxa de l’auditoire constitutive des énoncés de l’orateur, mais il n’aborde pas la question de son inscription dans la matérialité du discours ; c’est à dire qu’il n’aborde pas la façon dont l’image que l’orateur se fait de l’auditoire, dessine son empreinte concrète dans ce qui est dit. Benvéniste va quant à lui rechercher les marques linguistiques de la présence de l’auditoire dans l’énoncé. Ces marques dans la langue même de cette inscription – construction de l’auditoire par l’orateur, sont désignées par l’expression d’indices d’allocution.

Ainsi dans la littéralité de l’énoncé nous pouvons quatre modalités décisives de présence de l’auditoire :


 1 - les désignations nominales explicites
 : noms propres, appellatifs insérés dans l’argumentation. Ces appellatifs ou interpellation directes de l’auditoire vont de la désignation neutre aux images plus engagées, plus orientées. Un exemple, on parlera d’appellatif neutre pour une adresse de l’orateur de type « messieurs, mesdames » ; on parlera d’appellatifs plus délibérément engagés avec une apostrophe de l’assemblée de type « chers camarades ou bien chers patriotes »

2 - La description de l’auditoire 
: Les désignations nominales bien au-delà de l’appellatif peuvent aller jusqu’à l’introduction d’une description de l’auditoire. Mes amis, vous qui connaissez les valeurs ….vous qui avez traversé  ces épreuves… Si la description se prolonge, elle peut se muer en un sorte de portrait de l’allocutaire qui se trouve donc directement inscrit en profil-type dans le dire de l’orateur.

3- Les pronoms personnels 
: L’usage du vous, du nous, du tu et de leurs possessifs correspondants (votre, notre…) est fréquent dans l’apostrophe des auditoires. Ce trope communicationnel qui inclut également l’emploi plus précieux d’un - il ou elle - à faux effet d’indirection, permet de faire intervenir l’auditoire dans l’énoncé pour le convaincre dans la foulée d’une empathie stimulée. Pour rappeler les fonctions de la langue dégagées par Jakobson, je dirai que la fonction persuasive du langage par le jeu sur les pronoms personnels d’adresse, correspond dans ce cas à ce que Jakobson met en avant sous le nom de fonction conative, lorsque le message est essentiellement tourné vers l’interlocuteur en mettant en scène des convictions, des sentiments que le sujet parlant n’est pas censé ressentir lui-même (exemple du comédien et de son paradoxe).

4- Les évidences partagées 
: Sans désignation explicite, l’auditoire peut être évoqué en creux par les croyances, opinions, valeurs que le discours leur attribue implicitement ou plus manifestement. L’exemple précédemment développé du figaro Magazine (tiré de Ruth Amossy in L’argumentation dans le discours P46-47 op. cit.) nous montre que l’on peut gommer l’adresse au destinataire, éluder toute mention de ce dernier et ne le rendre présent dans la logique énonciative que par référence sous entendue à sa culture, ou du moins à la culture supposée telle d’un lectorat fidélisé …



5 - Définitions classiques de l’Ethos de l’orateur
 


In entretiens avec Dominique Noguez, éditions Benoît Jacob, 2001

Nous venons de voir l’importance du stéréotypage, voire de cet imaginaire diffus de l’auditoire (qui, bien sûr serait à décliner selon que l’on sait avoir affaire à un destinataire homogène ou composite), reste à penser l’autre pôle, celui du sujet parlant, reste à cerner comment l’orateur délimite sa propre image dans cette logique argumentative.

Depuis la Rhétorique antique et dans les sciences actuelles du langage, comment cette question fut-elle, est-elle posée ?

D’abord préciser que depuis la rhétorique antique, on appelle Ethos de l’orateur, l’image de soi que l’orateur construit dans son discours pour appuyer la force de son dire (vous verrez avec le texte ici inséré, de Goffman sur l’interaction verbale et la notion de Face combien cette problématique garde de sa pertinence et de son actualité). De même, depuis ces temps lointains de la naissance de la rhétorique et le nouveau rapport des hommes à leur expression langagière que cela manifeste, la question posée par rapport à l’ethos de l’orateur fut constamment la suivante : l’ethos du locuteur est-elle une image issue de son énoncé même, de cette techné discursive mise en acte ? Ou bien l’ethos de l’orateur, l’efficacité de sa parole provient-elle de données extratextuelles ? Les sciences du langage et les sciences sociales contemporaines, elles-mêmes, ne cesseront d’évoluer, avec d’autres mots, au sein même de cette problématique qui oppose en la matière, tradition grecque et tradition romaine (ceci dit pour aller vite, car elles ne sont ni l’une ni l’autre homogène, CF  l’exemple D’Isocrate dans les lignes qui suivent).


• Si l’on examine la tradition aristotélicienne
, on constate que pour Aristote, l’ethos de l’orateur est une image discursive, l’ethos fait partie des moyens et des preuves techniques qui rendent l’énoncé persuasif. L’image de l’orateur pour Aristote n’est pourtant pas d’ordre strictement logique, mais aussi d’ordre moral, toutefois elle naît et se confirme dans le discours. Elle est le produit effectif du discours, ce qui nous rattache aussi à la conception platonicienne du logos, mais l’essentiel se déplace là vers un débat …ouvert jusqu’à Pierre Bourdieu lui –même (se situant quant à lui bien davantage dans un mixte de tradition romaine et de conception sophistique). Il s’agit en effet de savoir s’il faut privilégier l’image de soi que l’orateur, le sujet parlant projette dans sa parole, ou plutôt celle qui dérive d’une connaissance préalable de sa personne et donc de sa réputation… La question de ce qui fait autorité dans un dispositif énonciatif est lancée.

Cité in  Ruth Amossy, L’argumentation dans le discoursop.cit. Page 71

Pour Aristote selon ses commentateurs
C'est l’alliance de l’intellect et de la vertu qui permet de rendre 1'orateur digne de confiance. Dans sa glose, Eggs insiste de son côté sur le fait que sont exigées de 1'orateur aussi bien des compétences (la phronesis) que la capacité à activer certaines qualités dans le discours en fonction des besoins du moment. II retraduit ainsi le texte d'Aristote : « Les orateurs inspirent confiance, (a) si leurs arguments et leurs conseils sont
compétents, raisonnables et délibérés,(b) s'ils sont sincères, honnêtes et équitables et (c) s'ils montrent de la solidarité, de I'obligeance et de l’amabilité envers leurs auditeurs » ; Il en ressort que la dimension morale et la dimension stratégique de 1' ethos sont inséparables. La moralité « ne naît pas d'une attitude intérieure » ou d'un système de valeurs abstraites ; tout au contraire, elle se produit en procédant par des choix compétents, délibérés et appropries. Cette moralité, bref I'ethos en tant que preuve rhétorique, est donc procédurale »

Se situant plutôt dans cette tradition aristotélicienne, Roland Barthes (dont nous avons évoqué les travaux sur la narratologie) insistant d’abord sur l’aspect conatif du langage persuasif ajoute que « l’orateur énonce une information et en même temps dit : je suis ceci, je suis cela ». Il n’ y a pas d’écart entre l’image du sujet et la littéralité de son dire, pas de distance entre le masque et la peau,  pour employer une métaphore d’un autre registre, il est vrai.

Dominique Maingueneau (op. cit.) s’inscrit dans cette optique, lorsqu’il écrit : L’Ethos du locuteur est attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l’individu «  réel » indépendamment de sa prestation oratoire : c’est donc le sujet de l’énonciation en tant qu’il est en train d’énoncer qui est ici en jeu. Comme l’auditoire est une fiction verbale (Perelman), l’orateur est partiellement une fiction verbale, dans la mesure où l’imaginaire de sa personne est rivée à son dire ou à son écrire.  (N’oublions pas que la notion d’auditoire renvoie tout autant à l’oral qu’à l’écrit, à la co-présence, qu’à la virtualité de l’échange, ce que l’évocation des auteurs de l’Antiquité peut tendre à nous faire oublier).


• Si l’on examine la tradition cicéronienne


Alors que dans la Rhétorique d'Aristote, il est essentiellement question
de la façon dont 1'orateur se présente dans sa parole, chez Cicéron, c'est la réputation préalable, le  nom  de l’orateur qui compte. II ne s'agit plus de la façon dont il se donne à voir dans son discours, mais de ce qu'on sait déjà de lui. On a changé de logique de l’autorité, cette bascule étant d’ailleurs déjà présente dans la Grèce antique comme l’indique, en cet extrait d’Isocrate, Ruth Amossy, op.cit. 

Dans la tradition de la Grèce antique, une conception divergente de 1'ethos est avancée et soutenue par un prédécesseur et contemporain d'Aristote, Isocrate (436-338 avant J.-C). Celui-ci décrète : bien loin que celui qui veut persuader un auditoire néglige la vertu, son principal souci sera de donner de lui à ses concitoyens la meilleure opinion possible. Qui ne sait en effet que la parole d'un homme bien considéré inspire plus de confiance que celle d'un homme décrié, et que les preuves de sincérité qui résultent de toute la conduite d'un orateur ont plus de poids que celles que le discours fournit ? 

Cette conception de l’ethos de l’orateur comme donnée préexistante et donc extratextuelle prime chez les romains. L’orateur est envisagé comme apportant son bagage personnel, ses ancêtres, sa famille, son service pour l’Etat. C’est contrairement à la problématique de Barthes et Maingueneau, le sujet réel qui convainc et non le sujet fictif de l’énonciation. La question transversale étant toujours de cerner quel est le lieu fondateur du caractère performatif de l’énoncé : preuve existentielle et preuve statutaire (Cicéron, Bourdieu) ou preuve procédurale (Aristote, Barthes) ? Si la question morale, existentielle sera atténuée (Erving Goffman) ou évacuée (Pierre Bourdieu) dans l’approche des sciences sociales, elle reste toutefois bien présente dans la définition classique de l’ethos de l’orateur. Avec la tradition cicéronienne qui instaure la prééminence de la connaissance préalable de l’orateur, on peut résumer ainsi les dimensions extratextuelles entrant dans l’image du locuteur, dimensions qui sont supposées assoire la légitimité de son propos :

-     sa renommée, sa réputation autrement dit l’image (antérieurement fixée) que sa communauté d’appartenance possède de lui. (aspect institutionnel)

-     Son statut, son prestige dû à sa fonction et à sa naissance. (aspect institutionnel)

-     Ses qualités propres, sa personnalité. (aspect moral)

-     Son mode de vie, l’exemple qu’il donne. (aspect moral)

On voit que cette pluralité des dimensions extratextuelles mêle question éthique et question institutionnelle, ce qui n’est pas sans entraîner quelque paradoxe, dû à la juxtaposition de registres éventuellement inconciliables.

Les sciences du langage contemporaines ont remis à l’honneur une notion de l’ethos située dans les limites du discours, elles se réclament d’Aristote. Elles ajoutent que pour légitimer son dire, le locuteur doit s’inscrire dans une scène d’énonciation, dans une scénographie lui dictant d’emblée une certaine posture. Les questions d’éthique de l’antiquité sont remplacées par des questions de situations gravées dans la mémoire collective et servant de repères au cadre préétabli de la prise de parole :

Ce que I'orateur prétend être, il le donne à  entendre et voir : il ne dit pas qu'il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s'exprimer. L'ethos est ainsi attaché  à l’exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à 1'individu « réel », appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire. (Maingueneau, op.cit.)

 

Extrait du commentaire De Ruth Amossy, op.cit., à propos de Maingueneau

 

         Dès lors, l'inscription du sujet dans le discours se fait aussi par l'activation d'un type et d'un genre de discours dans lesquels le locuteur occupe une position définie d'avance, et par la sélection d'un scénario familier qui modèle le rapport a 1'allocutaire. C'est dans ce cadre que la notion d' ethos se relie chez Maingueneau au ton, terme préféré à celui de voix car il renvoie à l'écrit comme à l'oral. Le ton s'appuie à son tour sur une double figure de l'énonciateur, celle d'un caractère et d'une corporalité. Ces deux éléments dérivent des représentations sociales de certains types de caractère dans le sens psychologique du terme, et d'une « police tacite du corps, une manière d'habiter l'espace social » liée à des postures, des façons de s'habiller. Maingueneau cite en exemple l'ethos du franc-parler qui caractérise « Les Tragiques » d'Agrippa d'Aubigné, un « parler roide » indissociable d'un caractère et d'une corporalité puisées dans l'image du Paysan du Danube, « figure emblématique du parler rude et vrai ».

 

Notons cette timide apparition du corps dans cet ethos du locuteur vu par les sciences du langage et écho d’un rapprochement avec les sciences sociales.

Pour insister sur cet engagement corporel
et par là même sur cette sociologie off de l’image ( cf. la conférence mise à votre disposition et incluse dans ce cours qui aborde des problèmes globaux d’une socio-sémiologie finalement) voici un extrait de A field  guide to human behaviour  de  Desmond Morris qui rejoint dans son travail cette ethno-gestique que les anthropologues français des années 70 souhaitaient fonder dans le prolongement des avancées de l’ethnolinguistique ( cf. là encore, J. Deniot, La photographie, une sociologie off ? )


BATON SIGNALS

Actions that emphasize the rhythm of words

Baton Signals beat time to the rhythm of spoken thoughts. Their essential role is to mark the points of emphasis in our speech, and they are so much an integral part of our verbal delivery that we sometimes gesticulate even when talking on the telephone. Batons account for the bulk of the gesticulations that accompany conversation or public speaking. An animated speaker's hands are seldom still, but flick, swish and dip as he conducts the 'music' of his words. He is only half-conscious of these movements. He knows his hands are active, but ask him for an exact description of his Baton Signals and he will be unable to give it. He will admit to 'waving his hands about', but there the description will end. Show him a film of himself batoning to his speech and he will be surprised to see that his hands perform a veritable ballet of airborne movements and shifting postures.


It is these posture changes that are of special interest. If Baton Signals did no more than beat time to words there would be little to say about them. But
each time-beat is performed with the hand in a particular position and these positions vary from occasion to occasion, from person to person, and from culture to culture. The beating of the hand says: 'This is the point I am making, and this, and this'. The posture of the beating hand says: '. . . and this is the mood in which I am making these points'. It is possible to make a detailed classification of these beating postures and then to study their natural history in the field. Here are some of the most important types :
 




6 - Sciences sociales et dispositif énonciatif : l’exemple de Goffman et de Bourdieu

L'attention portée par les sciences du langage à la production d'une image de soi dérive
autant des recherches de l'Americain Erving Goffman sur les interactions sociales que de la tradition rhétorique. Goffman montre en effet que toute interaction sociale, définie comme « l'influence réciproque que les partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu'ils sont en présence physique les uns des autres » exige que les acteurs donnent par leur comportement volontaire ou involontaire une certaine impression d'eux-mêmes qui contribue à influencer leurs partenaires dans le sens désiré.


A la différence de la rhétorique classique Goffman dans ses analyses conversationnelles souligne le processus d'ajustement des images
mutuelles entre locuteur et allocutaire.
Même si Perelman parle d'adaptation à 1'auditoire, cette prise en compte de 1'autre diffère de ce que met en valeur 1'analyse des interactions conversationnelles qui nalyse une adaptation à un auditeur bien concret, exerçant des influences­ out aussi concrètes et immédiates sur la parole du locuteur en lace, lui imposant en permanence des réajustements et des réorientations nopinées, voire des révisions déchirantes de son programme initial. Thése de Catherine Kerbrat, citée par Ruth Amossy, op. cit. Dans Les Rites d'interaction (1974) la notion de représentation est complétée par celle de face, suit  un extrait de Goffman  précisant ces éléments.

 



Extrait de Erving Goffman in Les rites d’interaction (Minuit, 1974) de la page 34 à la page 38

L
'interactant socialisé traite 1'interaction verbale comme n'importe quel autre type d'interaction, comme une chose qui mérite des précautions rituelles. C'est parce qu'il se réfère automatiquement à la face qu'il sait comment se conduire vis-à-vis d'une conversation. C'est en se deman­dant sans cesse et a tout coup : « Est-ce que, en faisant ou en ne faisant pas cela, je risque de perdre la face ou de la faire perdre aux autres ? » qu'il décide a chaque moment, consciemment ou non, de sa conduite. Ainsi, puisque le fait de commencer une interaction verbale peut être le signe d'une certaine intimité ou d'un dessein légitime, une personne qui veut sauver la face doit s'abstenir d'engager une conversation quand les circonstances ne justifient pas ce que cette action exprime. Dès lors qu'elle s'est vue adresser la parole, elle doit s'ouvrir aux autres, afin de leur sauver la face. Prise dans une conversation, elle ne doit pas exiger plus d'attention que n'en mérite la valeur sociale relative qui lui est reconnue. II convient d'éviter les trop longs silences, car ils risquent de trahir que l’on n'a rien en commun, ou que 1'on est incapable de trouver quoi se dire. II en va de même des interrup­tions et des distractions, qui peuvent être signes d'irrespect, à moins que celui-ci ne soit intégré à la relation. On doit préserver 1'unanimite apparente en se montrant discret et au prix de quelques pieux mensonges. Lorsqu'on se retire, on doit le faire de façon à ne pas heurter ceux qui restent. On doit se retenir de trop engager ses senti­ments, afin de ne pas donner 1'image d'une personne inca­pable de se maîtriser ou dépourvue de dignité.

La relation entre le moi et 1'interaction verbale apparaît encore mieux si 1'on considère 1'echange rituel.
Pen­dant une conversation, 1'interaction précède par poussées successives, par une suite d'échanges qui sont autant d'unités rituelles relativement fermées qui morcellent le flux d'information et d'activité. Le silence entre les échanges est généralement plus long que celui qui sépare deux tours de parole, et la relation qui unit deux échanges consécutifs est souvent moins importante que celle qui existe entre deux discours d'un même échange.

Cet aspect structurel de la conversation
vient du fait que celui qui risque une affirmation ou un message, si banal soit-il, engage et, en un sens, met en danger toutes les personnes présentes, y compris lui-même. Des qu'il parle, le locuteur s'expose à un affront de la part de ceux à qui il s'adresse, qui peuvent ne pas l’écouter, ou bien le trouver indiscret, stupide ou offensant. Confronté à un tel accueil, il se voit alors contraint d'agir pour sauver la face. D'autre part, les auditeurs sont exposés à recevoir un message dont le contenu serait présomptueux, suffisant, outrecuidant, insultant et, en général, choquant pour eux-mêmes ou pour leur conception du locuteur, ce qui les obligerait à prendre des mesures centre celui-ci afin de défendre le code rituel. Enfin, recevant des louanges, les membres de 1'auditoire sont forcés de les démentir comme il se doit, pour montrer qu'ils n'ont pas une trop bonne opinion d'eux-mêmes et ne sont pas si avides de faveurs qu'ils veuillent compromettre leur crédibilité et leur souplesse dans l’interaction.

Donc, chaque fois que quelqu'un risque un message, c'est-à-dire un danger possible pour l’équilibre rituel, un autre est oblige de montrer que ce message a été reçu, et que toutes les personnes concernées peuvent en accep­ter le contenu ou y parer de façon acceptable. Bien entendu, cet accusé de réception peut contenir un rejet poli de la communication originelle, ainsi qu'une demande pour qu'elle soit modifiée. Dans ce cas, il se peut qu'il faille plusieurs messages avant que l’échange se conclue sur une modification des lignes d'action. Un échange ne se termine que lorsqu'il est possible de le lui permettre, c'est-à-dire lorsque chacun a signifié qu'il se considère rituellement satisfait. S'il est admis qu'il y ait des silences entre les échanges, c'est qu'ils viennent à un moment ou ils ne
traduisent rien de fâcheux.


Donc, en général, une personne détermine sa conduite en confrontant la signification symbolique potentielle de
ses actes aux diverses images de soi qui se projettent dans la conversation
. 'Mais par ailleurs, ce faisant, elle soumet son comportement a l’ordre expressif en vigueur, et contribue a ordonner le flux des messages. Son but est de sau­ver la face ; l’effet qu'elle atteint est de sauver la situation. Du point de vue du premier objectif, il est bon que l’inter­action verbale ait l’organisation conventionnelle qu'elle possède ; et, s'agissant de maintenir un flux ordonné de messages verbaux, il est tout aussi bon que le moi ait la structure rituelle qu'il a reçue.

Cela dit, je ne prétends pas que des personnes d'un autre
genre, liées à un système de communication autrement organisé, ne feraient pas aussi bien l’affaire. Qui plus est, je ne prétends pas non plus que le système actuel n'ait pas ses faiblesses et ses inconvénients. Dans la vie sociale, un mécanisme ou une relation fonctionnelle qui résout un certain groupe de problèmes, crée nécessairement un nouvel ensemble de difficultés et d'abus possibles.

Ainsi, l’un des
problèmes caractéristiques de l’organisation rituelle des contacts personnels est que celui qui sauve la face au prix d'un éclat ou d'un départ indigné ne peut le faire qu'en sacrifiant l’interaction. De plus, puisqu'il tient à sa face, les autres savent ou frapper : ils peuvent s'efforcer de le blesser discrètement, mais aussi tenter ouvertement de lui faire perdre la face sans recours. D'autre part, il est fré­quent que la crainte de perdre la face nous empêche de prendre des contacts d'où pourraient découler des infor­mations ou des relations importantes.

II arrive alors que l’on préfère une solitude sûre aux dangers des rencontres, même si les autres voient dans cette conduite une « fierté mal placée », voulant dire par là que le code rituel s'est montré le plus fort. Avec l’institution de l’après vous, je vous en prie, il est parfois difficile de mettre fin a un échange. Lorsque chaque participant a l’impression qu'il doit sacrifier plus pour les autres que ceux-ci n'ont sacrifié pour lui, il peut s'ensuivre une sorte de complai­sance réciproque perverse, très semblable à l’hostilité circulaire qui provoque les esclandres, où chacun reçoit ce dont il n'a pas besoin et donne en retour ce qu'il préfèrerait garder. Les gens qui entretiennent des relations cérémonieuses doivent dépenser une grande énergie pour s'assurer que rien d'inconvenant ne vienne à s'exprimer.

D'autre part, lorsque des personnes ont des rapports fami
liers et estiment qu'elles n'ont pas a faire de cérémonies, elles risquent, à force d'inattention et d'interruptions réciproques, de faire dégénérer leur discours en un joyeux bavardage qui n'est plus que du bruit.


Le code rituel lui-même demande un équilibre délicat
que peut aisément détruire quiconque le soutient avec trop ou insuffisamment d'ardeur
, par rapport aux idéaux et aux attentes du groupe dont il fait partie. Trop peu de discernement, trop peu de savoir-faire, trop peu de fierté et de considération, et une personne devient quelqu'un dont on ne peut être sûr qu'il comprendra à demi-mot ou saura faire le signe qui sauvera les autres de 1'embarras. Une telle personne est bien vite une vraie menace pour la société ; on ne peut pas faire grand-chose avec elle, et il est fréquent qu'elle impose sa façon d'agir. Trop de dis­cernement ou de fierté, et une personne devient un écorché qu'il faut manier avec des gants et qui exige souvent plus de soins qu'elle n'en est reconnue digne. Trop de savoir-faire ou trop de considération, et elle apparaît alors comme une personne trop policée, qui donne aux autres 1'impression de ne pas savoir exactement où ils en sont avec elle, ni ce qu'il faudrait faire pour adopter envers elle une attitude adaptée et durable.

Malgré ces caractères « pathologiques » inhérents à l’or
ganisation du discours, 1'ajustement fonctionnel qui existe entre le moi socialisé et l’interaction verbale est à la fois viable et pratique. Le souci de sauver la face, surtout la sienne propre, constitue la prise que l’ordre rituel a sur une personne. Mais, en même temps, dans la structure même du discours, se trouve la promesse que cette face sera traitée avec des précautions rituelles.

Nous terminerons par le
commentaire de Ruth Amossy sur la sociologie de Pierre Bourdieu qui, d’une part,  gomme toute idée Goffmanienne de réajustements concrets entre interlocuteurs et qui d’autre part, réduit la notion d’ethos à celle d’habitus, en fondant strictement l’autorité discursive sur l’autorité de l’orateur, dans un vision peu dialectique, voire mécaniste.

Tandis que l'ethnométhodologie inspirée de Goffman reprend, reconduit et infléchit 1'enseignement de la rhétorique aristotélicienne, la sociologie de Pierre Bourdieu recherche les sources de I'efficacité en dehors des limites du discours. Conférant une importance primordiale à l’autorité préalable de l’orateur,
1'auteur de Ce que parler veut dire reprend a sa manière le point de vue d'Isocrate et des Latins, proposant des paramètres qui n’ont qu'un rapport lointain avec ceux de la rhétorique antique.

En effet, selon Bourdieu le principe de l'efficacité de la parole n'est pas dans la  « substance proprement linguistique » et seul le caractère artificiel des exemples tirés de leur situation concrète peut faire croire que « les échanges symboliques se réduisent à des rapports de pure commu­nication ». Selon lui, le pouvoir des mots réside dans « les conditions institutionnelles de leur production et de leur réception », c'est-à-dire dans l'adéquation entre la fonction sociale du locuteur et son discours, au sein d'un rituel dûment réglé. Un discours ne peut avoir d'autorité s'il n'est prononcé par la personne légitimée à le prononcer dans une situation légitime, donc devant les récepteurs légitimes, et s'il n'est énoncé dans les formes légitimes.

On voit que dans son analyse de « Ce que parler veut dire », le sociologue pose la primauté absolue de la situation et du statut institutionnels de l’orateur dans l’échange. C'est dans ce cadre que Bourdieu fait intervenir la notion d' ethos en lui don­nant un sens différent de son acception rhétorique ordinaire : il en pro­pose en effet une réinterprétation dans le cadre du concept d'habitus, ou ensemble de dispositions durables acquises par l'individu au cours
du processus de socialisation. En tant que composantes de l’habitus, l'ethos désigne chez Bourdieu les principes intériorisés guidant notre conduite à notre insu ; l’hexis corporelle se réfère quant à elle à des postures, à des rapports au corps, également intériorisés. Tous deux permettent de rendre compte des postures qu'un agent social adopte lorsqu'il est engage dans un échange symbolique quelconque. Les façons acquises de dire et de se présenter interviennent nécessairement dans les rituels que représentent les échanges verbaux socialisés.


Resterait à envisager dans cette fonction anthropologique de la persuasion, la problématique d’Habermas, problématique dite de l’agir communicationnel où prime dans l’échange, la visée de l’entente et par conséquent et le logos, et l’établissement d’un rapport de sens plus proche de l’approche négociatrice, interprétative toujours en alerte de l’interlocution d’un Erving Goffman que de l’optique de l’ordre légitime immuable marquant les écrits de Pierre Bourdieu. Mais ceci est une autre histoire… Bon courage.


Ce cours est réalisé par Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie,  Responsable
du Master Culture - Université de Nantes

30 Décembre 2006

 


[1] S’il faut prendre un exemple pour illustre cela , on dira que la situation du cours magistral suppose en amont l’antériorité d’auteurs, le postulat d’un savoir cumulatif, en bref … l’héritage du débat universitaire des idées. Sans ces pré requis, la transmission ne peut plus s’effectuer ; de même dans la situation du discours politique, les pré requis sont ceux de l’idéologie, de prises de position, d’événements supposés connus.

Evènement

Table ronde du 7 septembre 2012 à la Galerie Delta à Paris autour du livre de Joëlle Deniot, Edith Piaf, la voix le geste l'icone Esquisse anthropologique et du vernissage de l'exposition de l'artiste nazairienne Mireille Petit-Choubrac illustratrice du livre.- Création sur Youtube de Jean-Luc Giraud, sur les prises de vue de Léonard Delmaire

Cliquez sur l'image pour accéder au Youtube de 26 minutes.

Laurent Danchin critique d'art (art brut art populaire), Joëlle Deniot auteur, Jacky Réault préfacier. Galerie Delta 7 septembre 2012

 

Joëlle Deniot. Edith PIAF. La voix, le geste, l'icône.

Découvrez

Cliquez sur l'image pour accéder au  youtube de Jean Luc Giraud  sur les dessins de Mireille Petit Choubrac, l'artiste nazairienne ayant illustré le livre de J A Deniot Edith Piaf La voix le geste l'icone esquisse anthropologique Lelivredart 2012

Edith PIAF, la voix, le geste, l'icône.

de ambrosiette

Esquisse anthropologique de Joëlle Deniot. Livre préfacé par Jacky Réault, sociologue, illustré par Mireille Petit-Choubrac, et publié aux éditions Lelivredart. (automne 2012)
L
a préface est disponible sur www.lestamp.com

 

Esquisse anthropologique de Joëlle Deniot. Livre préfacé par Jacky Réault, sociologue, illustré par Mireille Petit-Choubrac, et publié aux éditions Lelivredart. (automne 2012)
www.lestamp.com

 


© Joëlle Deniot, Professeur de Sociologie à l’Université de Nantes



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