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La
langue et les problématiques de l’énonciation
Depuis l’antiquité, la philosophie nous offre une
réflexion sur l’argumentation, à savoir sur l’une des
fonctions anthropologiques centrales du langage c’est à
dire sa fonction persuasive, sans doute la plus
complexe de ses fonctions faisant appel à des capacités
cognitives très élaborées. Cette étape correspond
à ce que Platon, Aristote puis Cicéron nommèrent la
Rhétorique.
La naissance de la Rhétorique constitue un événement
central dans l’histoire de la pensée humaine et de la
vie politique. Elle transforme le rapport des hommes
et des groupes humains à leur langue
puisqu’il s’agit, à partir de la Rhétorique, de
comprendre comment on peut, grâce au discours, agir sur
l’adhésion d’un auditoire. On peut considérer cette
nouvelle réflexivité acquise sur la langue comme une
véritable révolution intellectuelle qui bouleverse le
statut de la parole dont l’autorité ne peut plus
seulement être pensée en termes magiques, seulement en
termes rituelles mais plutôt en termes d’art
énonciatif, reposant ou sur la validité logique
du discours (Platon) ou sur l’ethos de
l’orateur (Cicéron) ou sur un mixte de ces éléments
(Aristote).
Si le terme de rhétorique a pris une connotation
négative, sans doute en raison de la mauvaise réputation
que les Sophistes, décriés par Socrate, ont pu en
faire, il reste qu’il n’existe pas de civilisation sans
cette réflexivité du discours sur lui-même. Il reste que
les problématiques posées en cette lointaine antiquité,
restent similaires et dans les sciences du langage et
dans les sciences sociales contemporaines.
Il s’agit toujours, avec une terminologie certes
différente et des réponses « modernisées », d’affronter
cette question théorique, sociétale et pratique :
Quel est le lien technique, sociologique, communicatif
entre la persuasion possible d’un auditoire et la
validité en raison d’un énoncé ? Persuasion et
validité sont-elles étrangères l’une à l’autre ? Si l’on
conclut que tout repose sur le statut reconnu, social et
imaginaire de l’orateur (de l’énonciateur ou locuteur)
alors on est dans la perspective (nihiliste peut-être ?)
d’une totale étanchéité entre persuasion et validité.
Cette pente problématique était déjà partiellement celle
de Cicéron, on la retrouve bien plus systématiquement
affirmée encore dans la sociologie de Pierre Bourdieu.
Ceci précisé pour affirmer la récurrence et la
pertinence de ces questions dans l’analyse de
l’efficacité sociale de l’interlocution et de
l’inscription du locuteur dans son dire.
Références pour les fondateurs antiques :
Aristote
Rhétorique, Paris, Les Belles Lettres
Platon
dans les dialogues Gorgias, Phèdre, Paris, Les
Belles Lettres
Michel Meyer
Histoire de rhétorique
des grecs à nos jours,
1999, Paris, le livre de poche.
De fait, cette prise en compte de l’autorité discursive
n’a cessé de travailler les sciences du langage. Elle a
un référent didactique toujours d’actualité, il s’agit
de Chaïm Perelman qui écrit un traité de l’argumentation
dans les années cinquante (Chaïm Perelman et
Olbrechts-Typeca Lucie, Traité de l’argumentation
(1958) Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles,
5° édition, 1988). Elle est une des branches les plus
actives des sciences actuelles du langage, une de celles
qui croisent « le plus naturellement » les
préoccupations des sciences sociales ; elle se dénomme
analyse argumentative ou nouvelle rhétorique,
voici quelques références
bibliographiques de cette dernière :
Oswald Ducrot,
Les échelles argumentatives, Paris, minuit, 1980
Dominique Maingueneau,
Analyser les textes de communication, Paris,
Dunod, 1998
Catherine Kerbrat-Orecchioni
Rhétorique et interaction, Paris, l’harmattan
2002
En effet que ce soit en situation d’orateur officiel ou
en situation de dialogue quotidien nous avons tous,
l’expérience commune de cette volonté, de cet usage de
la persuasion de l’autre. Cet usage fait partie de la
culture ordinaire de nos tactiques énonciatives. Il
s’agit là d’une forme modale d’actualisation de la
langue puisque transmettre, c’est persuader, puisque
parler, c’est souvent transmettre et que communiquer
(terme si souvent usité) c’est aussi le plus souvent,
chercher à convaincre.
S’il fallait faire référence aux fonctions de la langue
formalisées par Jakobson, nous dirions que cette
fonction persuasive correspond aux deux niveaux
relevés par ce dernier à savoir, la fonction conative
et la fonction expressive, mais cette fois dans une
vision beaucoup plus approfondie et plus dialectique,
comme vous pourrez le constater dans le développement
qui suit.
L’analyse argumentative se situe d’emblée dans
l’interlocution
effective et/ ou projetée entre l’orateur et
l’auditoire, l’auditoire et l’orateur. Il va s’agir de
définir ce qu’est un auditoire, comment locuteur et
interlocuteur se fabriquent des imaginaires respectifs
qui constituent le cadre a priori de la réception de
toute parole possible.
Plan suivi
légèrement modifié par rapport à mon annonce oral lors
du cours de la fin du semestre :
1
Auditoire en face à face ou auditoire virtuel
2
L’inscription de l’auditoire dans le
discours
3
Ce que Ruth Amossy appelle le
stéréotypage de l’auditoire
4
Ce que Benvéniste désigne comme indices d’allocution
5
Définitions classiques de l’Ethos de l’orateur
6
Sciences sociales et dispositif énonciatif : l’exemple
de Goffman et de Bourdieu
Références bibliographiques
de cet ensemble rapidement synthétisé :
Amossy Ruth,
Images de soi dans le discours. La construction de
l’ethos, Genève, Delachaux et Niestlé
Amossy Ruth,
L’argumentation dans le
discours,
Paris, Armand Colin, 2006
Bourdieu Pierre,
Ce que parler veut dire. L’économie des échanges
linguistiques, Paris, Fayard, 1982
Danblon Emmanuelle,
La fonction persuasive. Anthropologie du discours
rhétorique : origines et actualité, Paris, Arman
Colin, 2005
Goffman Erving,
La mise en scène de la vie quotidienne 1 La
présentation de soi, Paris, Minuit, 1973
Goffman Erving,
Les rites d’interaction,
Paris, Minuit, 1975
1 - Auditoire en face à face ou auditoire
virtuel
Première proposition de l’analyse
argumentative : il y a toujours un allocutaire, un
destinataire auquel la parole ou le discours s’adresse.
On l’appelle interlocuteur quand le dialogue est
effectif, lecteur quand le dialogue est différé et/ou
virtuel, public en d’autres situations de prise de
parole. Interlocuteur, lecteur, public… sont autant de
figures ou d’instances décisives du dispositif
énonciatif. Elles sont toujours là en creux du
discours. L’auditoire selon Perelman, c’est
l’ensemble de ceux que l’orateur, le locuteur veut
influencer par son argumentation. Cette définition
ne vise donc ni un schéma quantitatif de l’auditoire, ni
même l’idée d’une co-présence entre locuteur et
destinataire. La définition vaut pour la communication
orale et pour le texte écrit. Il importe peu que
l’auditoire soit composé d’un seul interlocuteur ou
d’une assemblée, qu’il soit délimité ou indéterminé,
présent ou absent…Ce que désigne le concept
d’auditoire, c’est la structure nécessairement
dialogique de toute énonciation. Sur cette idée
d’une structure dialogique inhérente à la parole, nous
retrouvons des auteurs comme Perelman bien sûr, mais
aussi Todorov et Bahktine (qui parlera même de
structure polyphonique du récit - cf cours précédent
-, comme Oswald Ducrot qui, lui, d’ailleurs parlera de
théorie polyphonique de l’énonciation). L’auditoire
pour constituer une pièce maîtresse du dispositif
d’énonciation n’a pas besoin d’intervenir concrètement
(Ruth Amossy).
Pour insister sur cette idée, nous distinguerons le
terme de dialogique de celui de dialogal -
néologisme créé pour les besoins de l’emploi – ce qui va
permettre de dégager quatre classes de récepteurs
et d’affirmer que dans chaque cas peut se déployer
(problématique de base de la nouvelle Rhétorique)
un même schéma
de co-construction des significations. Observons cette
distribution logique de la réception, des récepteurs
intégrant l’interlocuteur muet, l’interlocuteur absent
et le partenaire actif de l’échange
selon
Catherine Kerbrat-Orecchioni in Rhétorique et
interaction, Paris, l’harmattan 2002 :
Cas n°1 :
Récepteur présent et loquent (de loquare,
parler) : échange oral quotidien de type dialogal
Cas n°2 :
Récepteur présent et non loquent : conférence
magistrale de type dialogique
Cas n°3 :
Récepteur absent et loquent : communication
téléphonique de type dialogal
Cas n°4 :
Récepteur absent et non loquent : communication
écrite de type dialogique
En chaque cas de figure, il s’agit d’un auditoire et la
question reste de savoir comment s’adapter à ce dernier
et comment cette adaptation se marque-t-elle dans votre
énoncé ? Bien sûr les cadres sociaux et /
intersubjectifs de l’échange et ses finalités
(personnelles, artistiques, pédagogiques, politiques …)
vont déplacer, spécifier la conscience/ inconscience
d’adaptation et ses modalités d’inscription dans la
parole, mais nous ne sortons pas pour autant du cadre
problématique posé (du moins dans cette formalisation
proposée par l’analyse argumentative).
2 - L’inscription de l’auditoire dans le
discours
Deuxième proposition fondamentale :
l’auditoire est construit par l’orateur, cette
construction idéelle est nécessaire à son énoncé.
Il n’est pas de parole sans cette imagination préalable.
La persuasion a pour prémisses un certain nombre de
lieux communs. Cet implicite des lieux communs
partagés fonde l’actualisation même du discours.
On peut bien sûr se tromper sur ces lieux communs, ce
qui engendrera malentendus et échecs, mais on ne peut
pas ne pas les supposer, les présupposer. Reste bien sûr
à se demander de quelle nature sont ces lieux communs,
qui seraient des sortes de cadres a priori de toute
énonciation possible.
Une réponse classique
des tenants de l’analyse énonciative et de la fonction
persuasive de la langue consiste à situer ces lieux
communs dans une doxa (cf. Platon)
définie comme croyances, opinions, schèmes de pensée,
cernant de façon plus ou moins approximative et les
caractéristiques de l’auditoire et l’esprit des valeurs
ou connaissances partageables.
Par rapport aux cours précédents,
je préférerai dire que ce commun de toute
transmission possible renvoie à
la notion de référent antérieurement institué dans toute
situation de prise de parole[1]
ainsi qu’à la notion d’énonciateur
collectif différemment élaborées d’un côté par
Dany-Robert Dufour (langue, désymbolisation et
marchandisation généralisée), de l’autre par Christian
Salmon (réflexion sur la fin de l’ère narrative).
Toutefois quelle que soit la manière de situer cet
implicite commun, cette thèse de la construction de
l’auditoire par l’orateur insiste sur la distinction
à faire entre image préexistante de l’auditoire et
présence réelle de ce dernier, pour affirmer que
l’énonciation discursive est toujours construite en
fonction de cette image mentale, plus ou moins
claire et sublimée d’un bagage culturel, d’un niveau de
connaissances, d’un style de valeurs esthétiques et
morales du destinataire.
Même lorsque je parle devant un groupe d’étudiants ou
avec un ami que je fréquente de longue date, je
construis une image d’un auditoire qui ne se
confond pas avec sa réalité empirique. Ce qu se joue
dans l’interaction, ce n’est donc pas la présence réelle
du partenaire, mais l’image plus ou moins schématique
qu’en élabore le sujet parlant.
(Ruth Amossy). Il faut noter que paradoxalement (la
proposition n’a rien d’évident, elle demande par
conséquent qu’on s’y attarde et qu’on en évalue les
différentes déclinaisons) c’est toujours cette idéalité
qui prévaut même a posteriori et qu’elle vaut
pour toute interaction avec tout type d’auditoire (et
donc même en situation d’interconnaissance familière)
selon la définition que l’on en a donné précédemment.
Comme le discours in abstentia, le face à face
argumentatif passe par un imaginaire qui est toujours
premier et qui devance toute expérience de l’autre.
Selon Perelman dans la prolongement de ce que l’on vient
de dire, l’auditoire est une fiction verbale :
fiction par l’imaginaire doxique (néologisme dérivé de
doxa) investi par l’orateur sur le récepteur ; fiction
par le fait que cette construction ne se confond jamais
avec le destinataire, l’interlocuteur, le public
empirique. Cette distance nécessaire au récepteur
empirique est aussi la condition de toute
transmission qu’elle soit parentale, pédagogique,
artistique. Elle est aussi une garantie contre les
dérives démagogiques ou sophistiques dont toute
institution peut avoir la tentation. Les exemples
contemporains et proches, sur ce plan, ne manquent pas.
Bien sûr trop de distance, peut aussi faire échouer ce
type d’interaction dont l’équilibre est toujours
difficile et toujours précaire. (Ceci amène également à
réfléchir dans cette optique, aux logiques
communicationnelles de tout médium)
3 - Ce que R. Amossy appelle le
stéréotypage de l’auditoire
Pour passer de la représentation du
destinataire à une mise en discours de l’image, on passe
par une schématisation que l’on définira comme
processus au gré duquel le locuteur active une partie
des propriétés censées définir l’allocutaire pour
produire une image cohérente répondant aux
besoins de l’échange. Cette opération de
schématisation ou de stéréotypage comme la nomme Ruth
Amossy s’effectue grâce à la médiation de
représentations collectives, liées entre autre autres à
un imaginaire d’époque, à un savoir diffus.
J’introduis ici le développement de Ruth Amossy
sur un énoncé journalistique précis
auquel elle applique concrètement, à la manière d’une
étude de cas, le concept de schématisation de Grize,
concept rebaptisé stéréotypage sous sa plume (in
L’argumentation dans le discours P46-47 op. cit.) :
Prenons, a titre d'exemple, un passage du Figaro
Magazine
(Editorial du 19 septembre 1998) au moment de 1'affaire
Clinton, dans un article
qui loue les Américains de soutenir leur
Président menace de destitution
suite aux accusations liées a ses rapports
extraconjugaux passés
avec Monica Lewinsky :
II ne faut jamais désespérer des peuples, et notamment
du peuple américain.
Certes, il a inventé, pour notre plus grand malheur, les
fast-foods, les fromages sans goût, les films de
Silvester Stallone et le puritanisme nunuche.
Mais il a garde toute sa tête et vient
encore de le prouver.
A 1'instar de Perelman, Grize part de 1'idée que pour
tenir un discours
sur un thème donné, on doit aussi avoir
ou se faire une représentation
de celui à qui on s'adresse, et se
figurer la façon dont il perçoit et comprend
le sujet traité.
Or le locuteur A «
n'a
aucun accès direct aux représentations
de [1'allocutaire] B. II s'ensuit que ce qui va
effectivement
compter, ce sont les
représentations que A se fait des représentations
de B » (Grize, 1990 : 35).
En d'autres termes, Franz-Olivier Giesbert,
le journaliste du Figaro Magazine, doit
se faire une image préalable de
ses lecteurs et de la façon dont ils se
représentent 1'Amerique et son Président, Bill Clinton.
La « représentation » est pour Grize I'image
que se
fait A (en 1'occurrence, Giesbert) de son public. Pour
ce faire, il doit se représenter (1) les connaissances
de 1'allocutaire (quel est le savoir préalable des
lecteurs du Figaro Magazine) (2) son niveau de
langue ; (3) ses valeurs (Grize, 1996 :
64).
En 1'occurrence, l’article
peut miser sur le fait que le lecteur
français moyen est au courant de
1'affaire Lewinsky, qui fait à cette date
la une de tous les journaux, et remplit les medias
français aussi bien qu'américains.
II peut aussi
compter sur le fait
qu'il saura déchiffrer à bon escient les références
à une
culture populaire largement répandue
: il sait ce que sont les films
de Silvester Stalone
et reconnaît la signification de 1'expression anglo-saxonne
«fast-foods ». C'est donc un public informé de tout
ce qui concerne Ies
événements et la culture de masse contemporaine.
Mais
c'est aussi un public qui considère comme un « malheur »
la dégradation
causée par I'américanisation galopante. II désapprouve
aussi bien une culture dénuée de tout raffinement qu'une
morale sexuelle rigide,
qui se traduit dans les excès du « politically correct ». Du point de
vue des valeurs, le journaliste s'adresse
à un lectorat qui non seulement possède un bon niveau de
langue, mais aussi se présente comme le
fidèle défenseur de
la culture française.
On aura remarqué que toutes les indications sur le
lecteur tel que Giesbert se le représente sont ici
tirées du texte, et non d'hypothèses
plus ou moins fondées
sur les pensées et les intentions du journaliste.
Notons qu'on
peut aussi mobiliser des données extérieures fournies
par 1'enquête sociologique. Et cela d'autant plus
qu'un journaliste travaillant
dans une feuille dont le public est d'ores et déjà ciblé
possède
nécessairement une idée préalable des consommateurs
qu'il entend toucher cher. II ne suffit pas
cependant de collecter des données statistiques pour
comprendre I'image de 1'allocutaire qui modèle
1'entreprise de persuasion. C'est dans le texte
qu'elle se laisse pleinement saisir : la
représentation que le locuteur se fait de son public ne peut être perçue
en-dehors du discours où elle trouve a
s'inscrire. C'est seulement
lorsqu'elle se
matérialise dans 1'échange verbal qu'elle prend
consistance, et peut être rapportée à des données ou des
images extérieures
préexistantes.
Le but de ce paragraphe d'introduction est de faire
admettre un éloge
des Américains qui justifie leur soutien au Président
Clinton, sur lequel pèse une menace de destitution suite
à une affaire de moeurs. Le
journaliste s'adresse a des Français dont
il connaît les réticences sur
les
mérites du peuple américain. Aussi ne félicite-t-il les
Américains.
Le stéréotypage consiste à penser le réel à travers une
représentation culturelle préexistante. Ainsi en
va-t-il pour le stéréotypage de l’auditoire. En
l’occurrence cette représentation doxique que l’orateur
se fait de son allocutaire, se rattache à l’idée
qu’il a du groupe dont il est membre. La
schématisation passe par le stéréotypage, car je ne peux
me figurer mes interlocuteurs que si je les inclus dans
une catégorie sociale, éthique, politique et autre…
Ruth Amossy prend alors pour exemple le fait que
l’orateur envisagera différemment son discours en
direction de militants du Parti communiste qu’en
direction de bourgeois du 16° arrondissement de Paris,
en direction de militantes féministes américaines qu’en
direction de femmes musulmanes.
Les exemples sont certes trop caricaturaux et trop
évidents pour être vraiment probants, mais l’essentiel
de cet usage pédagogique de l’exemple consiste surtout à
affirmer, ce qui va moins de soi, qu’on ne peut
construire l’image mentale d’un auditoire qu’en le
ramenant à un ou à des groupes d’appartenance, autrement
dit que l’on ne s’adresserait jamais qu’à des fictions
répertoriés de l’autre, qu’à des rôles codifiés pour
dire Goffman, que l’échange même intersubjectif ne
serait qu’inter-persona ( Rimbaud en fit une
poétique, Bergman en fit un film lent et lumineux du mon
de Persona justement). On peut se contenter de
souligner en suivant cette problématique
métalinguistique de la persuasion que ce stéréotypage ou
image schématique de l’autre joue également dans les
circonstances les moins attendues :
-
Et dans les textes littéraires, voire
dans les textes scientifiques, autrement dit en tous
ceux qui semblent le moins se prêter à ce passage obligé
par une interprétation hâtive.
-
Mais aussi dans les échanges privés où
les partenaires apprécient et connaissent leur
individualité propre.
Au-delà d’une critique très banale du stéréotype, cette
thèse affirme donc de façon beaucoup plus originale car
plus radicale qu’il ne peut y avoir de prise de parole
sans cette opération de schématisation généralisante de
l’autre. L’image mentale simplifiée est la condition
de l’engagement dans l’échange, quel que soit la
situation discursive envisagée. Ceci est bien sûr à
réfléchir et à discuter…
4 - Ce que Benvéniste désigne comme
indices d’allocution
Perelman parle de cette doxa de l’auditoire
constitutive des énoncés de l’orateur, mais il n’aborde
pas la question de son inscription dans la matérialité
du discours ; c’est à dire qu’il n’aborde pas la façon
dont l’image que l’orateur se fait de l’auditoire,
dessine son empreinte concrète dans ce qui est dit.
Benvéniste va quant à lui rechercher les marques
linguistiques de la présence de l’auditoire dans
l’énoncé. Ces marques dans la langue même de cette
inscription – construction de l’auditoire par l’orateur,
sont désignées par l’expression d’indices
d’allocution.
Ainsi dans la littéralité de l’énoncé
nous pouvons quatre modalités décisives de
présence de l’auditoire :
1 - les désignations nominales explicites :
noms propres, appellatifs insérés dans l’argumentation.
Ces appellatifs ou interpellation directes de
l’auditoire vont de la désignation neutre aux images
plus engagées, plus orientées. Un exemple, on parlera
d’appellatif neutre pour une adresse de l’orateur de
type « messieurs, mesdames » ; on parlera d’appellatifs
plus délibérément engagés avec une apostrophe de
l’assemblée de type « chers camarades ou bien chers
patriotes »
2 - La description de l’auditoire :
Les désignations nominales bien au-delà de l’appellatif
peuvent aller jusqu’à l’introduction d’une description
de l’auditoire. Mes amis, vous qui connaissez les
valeurs ….vous qui avez traversé ces épreuves… Si
la description se prolonge, elle peut se muer en un
sorte de portrait de l’allocutaire qui se trouve donc
directement inscrit en profil-type dans le dire de
l’orateur.
3- Les pronoms personnels :
L’usage du vous, du nous, du tu et
de leurs possessifs correspondants (votre, notre…)
est fréquent dans l’apostrophe des auditoires. Ce trope
communicationnel qui inclut également l’emploi plus
précieux d’un - il ou elle - à faux effet
d’indirection, permet de faire intervenir l’auditoire
dans l’énoncé pour le convaincre dans la foulée d’une
empathie stimulée. Pour rappeler les fonctions de la
langue dégagées par Jakobson, je dirai que la
fonction persuasive du langage par le jeu sur les
pronoms personnels d’adresse, correspond dans ce cas à
ce que Jakobson met en avant sous le nom de
fonction conative, lorsque le message est
essentiellement tourné vers l’interlocuteur en mettant
en scène des convictions, des sentiments que le sujet
parlant n’est pas censé ressentir lui-même (exemple du
comédien et de son paradoxe).
4- Les évidences partagées :
Sans désignation explicite, l’auditoire peut être évoqué
en creux par les croyances, opinions, valeurs que le
discours leur attribue implicitement ou plus
manifestement. L’exemple précédemment développé du
figaro Magazine
(tiré de Ruth Amossy in
L’argumentation dans le discours P46-47 op. cit.) nous
montre que l’on peut gommer l’adresse au destinataire,
éluder toute mention de ce dernier et ne le rendre
présent dans la logique énonciative que par référence
sous entendue à sa culture, ou du moins à la culture
supposée telle d’un lectorat fidélisé …
5 - Définitions classiques de l’Ethos de
l’orateur
In entretiens avec Dominique Noguez, éditions
Benoît Jacob, 2001 |
Nous
venons de voir l’importance du stéréotypage, voire de
cet imaginaire diffus de l’auditoire (qui, bien sûr
serait à décliner selon que l’on sait avoir affaire à un
destinataire homogène ou composite), reste à penser
l’autre pôle, celui du sujet parlant,
reste à cerner comment l’orateur délimite
sa propre image dans cette logique argumentative.
Depuis la Rhétorique antique et dans les sciences
actuelles du langage, comment cette question fut-elle,
est-elle posée ?
D’abord préciser que depuis la rhétorique antique,
on appelle Ethos de l’orateur,
l’image de soi que l’orateur construit dans son discours
pour appuyer la force de son dire (vous verrez avec le
texte ici inséré, de Goffman sur l’interaction verbale
et la notion de Face combien cette problématique
garde de sa pertinence et de son actualité). De même,
depuis ces temps lointains de la naissance de la
rhétorique et le nouveau rapport des hommes à leur
expression langagière que cela manifeste, la question
posée par rapport à l’ethos de l’orateur fut constamment
la suivante : l’ethos du locuteur est-elle une image
issue de son énoncé même, de cette techné
discursive mise en acte ? Ou bien l’ethos de
l’orateur, l’efficacité de sa parole provient-elle de
données extratextuelles ? Les sciences du
langage et les sciences sociales contemporaines,
elles-mêmes, ne cesseront d’évoluer, avec d’autres mots,
au sein même de cette problématique qui oppose en la
matière, tradition grecque et tradition romaine (ceci
dit pour aller vite, car elles ne sont ni l’une ni
l’autre homogène, CF l’exemple D’Isocrate dans les
lignes qui suivent).
• Si l’on examine la tradition aristotélicienne,
on constate que pour Aristote, l’ethos de
l’orateur est une image discursive, l’ethos fait
partie des moyens et des preuves techniques qui rendent
l’énoncé persuasif. L’image de l’orateur pour Aristote
n’est pourtant pas d’ordre strictement logique, mais
aussi d’ordre moral, toutefois elle naît et se
confirme dans le discours. Elle est le produit
effectif du discours, ce qui nous rattache aussi
à la conception platonicienne du logos, mais
l’essentiel se déplace là vers un débat …ouvert jusqu’à
Pierre Bourdieu lui –même (se situant quant à lui bien
davantage dans un mixte de tradition romaine et de
conception sophistique). Il s’agit en effet de
savoir s’il faut privilégier l’image
de soi que l’orateur, le sujet parlant projette dans sa
parole, ou plutôt celle qui dérive d’une connaissance
préalable de sa personne et donc de sa réputation… La
question de ce qui fait autorité dans un dispositif
énonciatif est lancée.
Cité in Ruth Amossy, L’argumentation dans le
discoursop.cit. Page 71
Pour Aristote selon ses commentateurs
C'est l’alliance de l’intellect et de la vertu qui
permet de rendre 1'orateur digne de confiance. Dans sa
glose, Eggs insiste de son côté sur le fait que sont
exigées de 1'orateur aussi bien des compétences (la
phronesis) que la capacité à activer certaines qualités
dans le discours en fonction des besoins du moment. II
retraduit ainsi le texte d'Aristote : « Les orateurs
inspirent confiance, (a) si leurs arguments et leurs
conseils sont
compétents, raisonnables et délibérés,(b)
s'ils sont sincères, honnêtes et équitables et (c) s'ils
montrent de la solidarité, de I'obligeance et de
l’amabilité envers leurs auditeurs » ;
Il en ressort que la dimension morale et la dimension
stratégique de 1' ethos sont inséparables.
La moralité « ne naît pas d'une attitude intérieure » ou
d'un système de valeurs abstraites ; tout au contraire,
elle se produit en procédant par des choix compétents,
délibérés et appropries.
Cette moralité, bref I'ethos en tant que
preuve rhétorique, est donc procédurale
»
Se
situant plutôt dans cette tradition aristotélicienne,
Roland Barthes (dont nous avons évoqué les travaux
sur la narratologie) insistant d’abord sur l’aspect
conatif du langage persuasif ajoute que
« l’orateur énonce une information et en même temps
dit : je suis ceci, je suis cela ». Il n’ y a
pas d’écart entre l’image du sujet et la littéralité de
son dire, pas de distance entre le masque et la peau,
pour employer une métaphore d’un autre registre, il est
vrai.
Dominique Maingueneau (op. cit.) s’inscrit dans cette
optique, lorsqu’il écrit : L’Ethos du locuteur est
attaché à l’exercice de la parole, au rôle qui
correspond à son discours, et non à l’individu « réel »
indépendamment de sa prestation oratoire : c’est donc le
sujet de l’énonciation en tant qu’il est en train
d’énoncer qui est ici en jeu. Comme l’auditoire
est une fiction verbale (Perelman), l’orateur est
partiellement une fiction verbale, dans la mesure où
l’imaginaire de sa personne est rivée à son dire ou à
son écrire. (N’oublions pas que la notion
d’auditoire renvoie tout autant à l’oral qu’à l’écrit, à
la co-présence, qu’à la virtualité de l’échange, ce que
l’évocation des auteurs de l’Antiquité peut tendre à
nous faire oublier).
• Si l’on examine la tradition cicéronienne
Alors que dans la Rhétorique d'Aristote, il est
essentiellement question
de la façon dont 1'orateur se
présente dans sa parole, chez Cicéron, c'est
la réputation préalable,
le nom de l’orateur qui compte. II ne s'agit
plus de la façon dont
il se donne à voir dans son discours, mais de ce
qu'on sait déjà
de lui.
On a changé de logique de l’autorité,
cette bascule étant d’ailleurs déjà présente dans la
Grèce antique comme l’indique, en cet extrait
d’Isocrate, Ruth Amossy, op.cit.
Dans la tradition de la Grèce antique,
une conception divergente de 1'ethos est avancée et
soutenue par un prédécesseur et contemporain d'Aristote,
Isocrate (436-338 avant J.-C). Celui-ci décrète
:
bien loin que celui qui
veut persuader un auditoire néglige la vertu, son
principal souci sera de donner de lui à ses concitoyens
la meilleure opinion possible. Qui ne sait en effet que
la parole d'un homme bien considéré inspire plus de
confiance que celle d'un homme décrié, et que les
preuves de sincérité qui résultent de toute la conduite
d'un orateur ont plus de poids que celles que le
discours fournit
?
Cette conception de l’ethos de l’orateur
comme donnée préexistante et donc extratextuelle prime
chez les romains. L’orateur est envisagé comme
apportant son bagage personnel, ses ancêtres, sa
famille, son service pour l’Etat. C’est
contrairement à la problématique de Barthes et
Maingueneau, le sujet réel qui convainc et non le
sujet fictif de l’énonciation. La question
transversale étant toujours de cerner quel est le lieu
fondateur du caractère performatif de l’énoncé : preuve
existentielle et preuve statutaire (Cicéron, Bourdieu)
ou preuve procédurale (Aristote, Barthes) ? Si la
question morale, existentielle sera atténuée (Erving
Goffman) ou évacuée (Pierre Bourdieu) dans l’approche
des sciences sociales, elle reste toutefois bien
présente dans la définition classique de l’ethos de
l’orateur. Avec la tradition cicéronienne qui instaure
la prééminence de la connaissance préalable de
l’orateur, on peut résumer ainsi les dimensions
extratextuelles entrant dans l’image du locuteur,
dimensions qui sont supposées assoire la légitimité de
son propos :
- sa
renommée,
sa réputation autrement dit l’image (antérieurement
fixée) que sa communauté d’appartenance possède
de lui.
(aspect institutionnel)
- Son
statut, son prestige dû à sa fonction et à sa
naissance.
(aspect
institutionnel)
- Ses
qualités propres, sa personnalité. (aspect
moral)
- Son
mode de vie, l’exemple qu’il donne.
(aspect moral)
On voit que cette pluralité des
dimensions extratextuelles mêle question éthique et
question institutionnelle, ce qui n’est pas sans
entraîner quelque paradoxe, dû à la juxtaposition de
registres éventuellement inconciliables.
•
Les
sciences du langage contemporaines
ont remis à l’honneur une notion de l’ethos située dans
les limites du discours,
elles se réclament
d’Aristote.
Elles ajoutent que pour légitimer son dire, le locuteur
doit s’inscrire dans une scène d’énonciation, dans une
scénographie lui dictant d’emblée une certaine posture.
Les questions d’éthique de l’antiquité sont remplacées
par des questions de situations gravées dans la mémoire
collective et servant de repères au cadre préétabli de
la prise de parole :
Ce que I'orateur prétend être, il le
donne à entendre et voir
: il ne
dit pas qu'il est simple et honnête, il le montre à
travers sa manière de s'exprimer. L'ethos est
ainsi attaché à l’exercice de la parole, au rôle
qui correspond à son discours, et non à 1'individu
« réel », appréhendé indépendamment de sa prestation
oratoire.
(Maingueneau, op.cit.)
Extrait du commentaire De Ruth Amossy,
op.cit., à propos de Maingueneau
Dès lors, l'inscription du sujet
dans le discours se fait aussi par l'activation d'un
type et d'un genre de discours dans lesquels le locuteur
occupe une position définie d'avance, et par la
sélection d'un scénario familier qui modèle le rapport a
1'allocutaire. C'est dans ce cadre que la notion d'
ethos se relie chez Maingueneau au ton, terme
préféré à celui de voix car il renvoie à l'écrit comme à
l'oral. Le ton s'appuie à son tour sur une double
figure de l'énonciateur, celle d'un caractère et d'une
corporalité. Ces deux éléments dérivent des
représentations sociales de certains types de caractère
dans le sens psychologique du terme, et d'une «
police tacite du corps, une manière d'habiter l'espace
social » liée à des postures, des façons de s'habiller.
Maingueneau cite en exemple l'ethos du franc-parler qui
caractérise « Les Tragiques » d'Agrippa d'Aubigné, un «
parler roide » indissociable d'un caractère et
d'une corporalité puisées dans l'image du Paysan du
Danube, « figure emblématique du parler rude et vrai ».
Notons cette timide apparition du corps
dans cet ethos du locuteur vu par les sciences du
langage et écho d’un rapprochement avec les sciences
sociales.
Pour insister sur cet engagement corporel
et par là même sur cette sociologie off de l’image ( cf.
la conférence mise à votre disposition et incluse dans
ce cours qui aborde des problèmes globaux d’une
socio-sémiologie finalement) voici un extrait de
A field guide to
human behaviour
de Desmond
Morris
qui rejoint dans son travail cette ethno-gestique que
les anthropologues français des années 70 souhaitaient
fonder dans le prolongement des avancées de
l’ethnolinguistique ( cf. là encore, J. Deniot, La
photographie, une sociologie off ? )
BATON SIGNALS
Actions that emphasize the rhythm of
words
Baton Signals beat time to the rhythm of spoken
thoughts. Their essential
role is to mark the
points of emphasis in our speech, and they are so much
an integral
part of our verbal delivery that we sometimes
gesticulate even when talking on the telephone.
Batons account for the bulk of the gesticulations that
accompany conversation or public speaking. An animated
speaker's hands are seldom
still, but flick, swish and dip as he conducts the 'music' of his words.
He is only
half-conscious of these movements. He knows his hands
are active, but
ask him for an exact
description of his Baton Signals and he will be unable
to give it.
He will admit to 'waving his hands about', but there the
description will end. Show him a film of himself
batoning to his speech and he will be surprised
to see that his hands perform a veritable ballet of
airborne movements
and shifting postures.
It is these posture changes that are of special
interest. If Baton Signals did no more than beat time to
words there would be little to say about them. But
each time-beat is performed with the hand in a
particular position and these
positions vary from occasion to occasion, from person to
person, and from
culture to culture. The beating of the hand says:
'This is the point I am making, and this, and
this'. The posture of the beating hand says: '. .
. and this is the
mood in which I am making these points'. It is possible
to make a detailed classification of these
beating postures and then to study their
natural history in
the field.
Here are some of the most important types :
|
6 - Sciences sociales et dispositif
énonciatif : l’exemple de Goffman et de Bourdieu
L'attention portée par les sciences du langage à la
production d'une image de soi dérive
autant des recherches de l'Americain Erving Goffman
sur les interactions sociales que de la tradition
rhétorique.
Goffman
montre en effet que toute interaction sociale, définie
comme « l'influence réciproque que les partenaires
exercent sur leurs actions respectives lorsqu'ils sont
en présence physique les uns des autres » exige que
les acteurs donnent par leur comportement volontaire ou
involontaire une certaine impression d'eux-mêmes qui
contribue à influencer leurs partenaires dans le sens
désiré.
A la différence de la rhétorique classique Goffman dans
ses analyses conversationnelles souligne le processus
d'ajustement des images
mutuelles entre locuteur et allocutaire.
Même si Perelman parle d'adaptation à 1'auditoire,
cette prise en compte de 1'autre diffère de ce que met
en valeur 1'analyse des interactions conversationnelles
qui nalyse une adaptation à un auditeur bien concret,
exerçant des influences out
aussi concrètes et immédiates sur la parole du locuteur
en lace, lui imposant en permanence des réajustements et
des réorientations nopinées, voire des révisions
déchirantes de son programme initial.
Thése de Catherine Kerbrat, citée par
Ruth Amossy, op. cit. Dans Les Rites d'interaction
(1974) la notion de représentation
est complétée par celle de face,
suit un extrait de Goffman précisant ces éléments.
|
Extrait de Erving Goffman in Les rites
d’interaction (Minuit, 1974) de la page 34 à la page
38
L'interactant
socialisé traite 1'interaction verbale comme
n'importe quel autre type d'interaction, comme une chose
qui mérite des précautions rituelles. C'est parce
qu'il se réfère automatiquement à la face qu'il sait
comment se conduire
vis-à-vis d'une conversation. C'est en se demandant
sans cesse et a tout coup : « Est-ce que, en faisant
ou en ne faisant pas cela, je risque de perdre la face
ou de la faire perdre aux autres ? » qu'il décide a
chaque moment, consciemment ou non, de sa conduite.
Ainsi, puisque le
fait de commencer une interaction verbale peut être
le signe d'une certaine intimité ou d'un dessein légitime,
une personne qui veut sauver la face doit s'abstenir
d'engager une conversation quand les
circonstances ne
justifient pas ce que cette action exprime. Dès lors
qu'elle s'est vue adresser la parole, elle doit
s'ouvrir aux autres, afin de leur sauver la face. Prise
dans une conversation, elle ne doit pas exiger plus
d'attention que n'en mérite la valeur sociale relative
qui lui est reconnue. II convient d'éviter les trop
longs silences, car ils risquent de trahir que l’on n'a
rien en commun, ou que 1'on est incapable de trouver
quoi se dire. II en va de même des interruptions et des
distractions, qui peuvent être signes d'irrespect, à moins que celui-ci ne soit intégré à la relation. On doit
préserver 1'unanimite apparente en se montrant discret
et au prix de quelques pieux mensonges. Lorsqu'on se
retire, on doit le faire de façon à ne pas heurter ceux
qui restent. On doit
se retenir de trop engager ses sentiments,
afin de ne pas donner 1'image d'une personne incapable
de se maîtriser ou dépourvue de dignité.
La relation entre le moi et 1'interaction verbale apparaît
encore mieux si 1'on considère 1'echange rituel.
Pendant
une conversation, 1'interaction précède par poussées
successives, par une suite d'échanges qui sont autant
d'unités
rituelles
relativement fermées qui morcellent le flux
d'information et
d'activité. Le silence
entre les échanges est généralement plus long que celui
qui sépare deux tours
de parole, et la relation qui unit deux échanges
consécutifs
est souvent moins importante que celle
qui existe entre
deux
discours d'un même échange.
Cet aspect structurel de la conversation
vient du fait que celui qui risque une affirmation ou
un message, si banal
soit-il, engage et, en un sens, met en danger toutes
les personnes présentes, y compris lui-même.
Des qu'il parle, le
locuteur s'expose à un affront de la part de ceux
à qui il
s'adresse, qui peuvent ne pas l’écouter, ou bien
le trouver
indiscret, stupide ou offensant. Confronté à un
tel accueil, il se voit alors contraint d'agir pour
sauver la face. D'autre part, les auditeurs sont exposés
à recevoir un
message dont le contenu serait présomptueux, suffisant,
outrecuidant, insultant et, en général, choquant pour eux-mêmes ou
pour leur conception du locuteur, ce qui les obligerait
à prendre des mesures centre celui-ci afin de
défendre le code
rituel. Enfin, recevant des louanges, les
membres de 1'auditoire sont forcés de les démentir comme il se
doit, pour montrer qu'ils n'ont pas une trop bonne
opinion d'eux-mêmes et ne sont pas si avides de faveurs
qu'ils veuillent
compromettre leur crédibilité et leur souplesse
dans l’interaction.
Donc, chaque fois que quelqu'un risque un message,
c'est-à-dire un danger possible pour l’équilibre
rituel, un autre est oblige de montrer que ce message a
été reçu, et que
toutes les personnes concernées peuvent en accepter
le contenu ou y parer de façon acceptable. Bien entendu,
cet accusé de réception peut contenir un
rejet poli de la
communication originelle, ainsi qu'une demande pour
qu'elle soit modifiée. Dans ce cas, il se peut
qu'il faille plusieurs messages avant que l’échange se
conclue sur une modification des lignes d'action. Un
échange ne se termine
que lorsqu'il est possible de le lui permettre, c'est-à-dire
lorsque chacun a signifié qu'il se considère rituellement
satisfait. S'il est admis qu'il y ait des silences entre
les échanges, c'est qu'ils viennent à un moment
ou ils ne
traduisent rien de fâcheux.
Donc, en général, une personne détermine sa conduite en
confrontant la signification symbolique potentielle de
ses actes aux diverses images de soi qui se projettent
dans
la conversation.
'Mais par ailleurs, ce faisant, elle soumet
son comportement a l’ordre expressif en vigueur,
et contribue
a ordonner le flux des messages. Son but est de sauver
la face ; l’effet qu'elle atteint est de sauver la
situation.
Du
point de vue du premier objectif, il est bon que
l’interaction
verbale ait l’organisation conventionnelle qu'elle
possède ; et, s'agissant de maintenir un flux ordonné de
messages verbaux, il est tout aussi bon que le moi ait
la structure rituelle
qu'il a reçue.
Cela dit, je ne prétends pas que des personnes d'un
autre
genre, liées à un système de
communication autrement
organisé, ne feraient
pas aussi bien l’affaire. Qui plus est, je ne
prétends pas non plus que le système actuel n'ait
pas ses faiblesses et
ses inconvénients. Dans la vie sociale,
un mécanisme ou une
relation fonctionnelle qui résout un
certain groupe de
problèmes, crée nécessairement un nouvel
ensemble de
difficultés et d'abus possibles.
Ainsi, l’un des problèmes caractéristiques de
l’organisation rituelle des
contacts personnels est que celui qui sauve la face au prix d'un
éclat ou d'un départ indigné ne peut le faire qu'en
sacrifiant l’interaction. De plus, puisqu'il tient à sa
face, les autres savent ou frapper : ils peuvent
s'efforcer de le
blesser discrètement, mais aussi tenter ouvertement de
lui faire perdre la face sans recours. D'autre
part, il est fréquent que la crainte de perdre la face
nous empêche de prendre des contacts d'où pourraient
découler des informations ou des relations importantes.
II arrive alors que l’on
préfère une solitude sûre aux dangers des rencontres,
même si les
autres voient dans cette conduite une « fierté
mal placée », voulant dire par là que le code rituel
s'est montré le plus
fort. Avec l’institution de l’après vous,
je vous en prie, il est parfois difficile de
mettre fin a un échange. Lorsque chaque participant a
l’impression qu'il doit sacrifier plus pour les autres
que ceux-ci n'ont
sacrifié pour lui, il peut s'ensuivre une sorte de
complaisance
réciproque perverse, très semblable à l’hostilité circulaire
qui provoque les esclandres, où chacun reçoit ce dont il
n'a pas besoin et donne en retour ce qu'il préfèrerait
garder. Les gens qui entretiennent des relations cérémonieuses
doivent dépenser une grande énergie pour s'assurer que
rien d'inconvenant ne vienne à s'exprimer.
D'autre part, lorsque des personnes ont des rapports
familiers et estiment qu'elles n'ont
pas a faire de cérémonies,
elles risquent, à force d'inattention et d'interruptions réciproques, de faire
dégénérer leur discours en un joyeux bavardage qui
n'est plus que du bruit.
Le code rituel lui-même demande un équilibre délicat
que
peut aisément détruire quiconque le soutient avec trop
ou insuffisamment d'ardeur,
par rapport aux idéaux et aux attentes du groupe dont il
fait partie. Trop peu de
discernement, trop
peu de savoir-faire, trop peu de fierté et
de considération, et une personne devient quelqu'un
dont on ne peut être sûr qu'il comprendra à demi-mot ou
saura faire le signe qui sauvera les autres de
1'embarras. Une telle personne est bien vite une vraie menace pour la
société ; on ne peut pas faire grand-chose avec elle, et
il est fréquent qu'elle impose sa façon d'agir. Trop
de discernement ou de fierté, et une
personne devient un écorché qu'il faut manier avec des
gants et qui exige souvent plus de soins qu'elle n'en
est reconnue digne. Trop de
savoir-faire ou trop de
considération, et elle apparaît alors comme une
personne trop policée, qui donne aux autres 1'impression
de ne pas savoir exactement où ils en sont avec elle, ni
ce qu'il faudrait faire pour adopter envers elle une
attitude adaptée et durable.
Malgré ces caractères « pathologiques » inhérents à l’organisation
du discours, 1'ajustement fonctionnel qui existe
entre
le moi socialisé et l’interaction verbale
est à la fois viable et pratique. Le souci de sauver
la face, surtout la sienne propre, constitue la prise
que l’ordre rituel a sur une personne. Mais, en même
temps, dans la structure même du discours, se
trouve la promesse que cette face sera traitée avec des
précautions rituelles.
Nous terminerons par le
commentaire de Ruth Amossy sur la sociologie de
Pierre
Bourdieu
qui, d’une part, gomme toute idée Goffmanienne de
réajustements concrets entre interlocuteurs et qui
d’autre part, réduit la notion d’ethos à celle
d’habitus, en
fondant strictement
l’autorité discursive sur l’autorité de l’orateur,
dans un vision peu dialectique, voire mécaniste.
Tandis que l'ethnométhodologie inspirée de Goffman
reprend, reconduit et infléchit 1'enseignement de la
rhétorique aristotélicienne, la sociologie de Pierre
Bourdieu recherche les sources de I'efficacité en dehors
des limites du discours. Conférant une importance
primordiale à l’autorité préalable de l’orateur,
1'auteur de Ce que parler veut
dire reprend a sa manière le point de vue d'Isocrate et
des Latins, proposant des paramètres qui n’ont qu'un
rapport lointain avec ceux de la rhétorique antique.
En effet, selon Bourdieu le
principe de l'efficacité de la parole n'est pas dans la
« substance proprement linguistique » et seul le
caractère artificiel des exemples tirés de leur
situation concrète peut faire croire que « les échanges
symboliques se réduisent à des rapports de pure
communication ». Selon lui, le pouvoir des mots
réside dans « les conditions institutionnelles de leur
production et de leur réception »,
c'est-à-dire dans l'adéquation entre la fonction
sociale du locuteur et son discours, au sein d'un rituel
dûment réglé. Un discours ne peut avoir
d'autorité s'il n'est prononcé par la personne légitimée
à le prononcer dans une situation légitime, donc devant
les récepteurs légitimes, et s'il n'est énoncé dans les
formes légitimes.
On voit que dans son analyse de « Ce que parler veut
dire », le sociologue pose la primauté absolue de la
situation et du statut institutionnels de l’orateur dans
l’échange. C'est dans ce cadre que Bourdieu fait
intervenir la notion d' ethos en lui donnant un sens
différent de son acception rhétorique ordinaire : il en
propose en effet une réinterprétation dans le cadre
du concept d'habitus, ou ensemble de dispositions
durables acquises par l'individu au cours
du
processus de socialisation. En tant que composantes de
l’habitus, l'ethos désigne chez Bourdieu les principes
intériorisés guidant notre conduite à notre insu ; l’hexis
corporelle se réfère quant à elle à des postures, à des
rapports au corps, également intériorisés. Tous deux
permettent de rendre compte des postures qu'un agent
social adopte lorsqu'il est engage dans un échange
symbolique quelconque. Les façons acquises de dire
et de se présenter interviennent nécessairement dans les
rituels que représentent les échanges verbaux
socialisés.
Resterait à envisager dans cette fonction
anthropologique de la persuasion, la problématique
d’Habermas, problématique dite de l’agir
communicationnel où prime dans l’échange, la visée
de l’entente et par conséquent et le logos, et
l’établissement d’un rapport de sens plus proche de
l’approche négociatrice, interprétative toujours en
alerte de l’interlocution d’un Erving Goffman que de
l’optique de l’ordre légitime immuable marquant les
écrits de Pierre Bourdieu. Mais ceci est une autre
histoire… Bon courage.
Ce cours est
réalisé
par Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie, Responsable
du Master Culture - Université de Nantes
30 Décembre 2006
S’il faut prendre un exemple pour illustre cela
, on dira que la situation du cours magistral
suppose en amont l’antériorité d’auteurs, le
postulat d’un savoir cumulatif, en bref …
l’héritage du débat universitaire des idées.
Sans ces pré requis, la transmission ne peut
plus s’effectuer ; de même dans la situation du
discours politique, les pré requis sont ceux de
l’idéologie, de prises de position, d’événements
supposés connus.
Evènement
Table
ronde du 7 septembre 2012 à la Galerie Delta à Paris autour du
livre de Joëlle Deniot,
Edith Piaf, la voix le geste l'icone Esquisse anthropologique et
du vernissage de l'exposition de l'artiste nazairienne Mireille
Petit-Choubrac illustratrice du livre.-
Création sur Youtube de Jean-Luc Giraud, sur les prises de vue
de Léonard Delmaire
Cliquez
sur l'image pour accéder au
Youtube de 26 minutes.
Découvrez
Cliquez
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sur les dessins de Mireille Petit Choubrac, l'artiste
nazairienne ayant illustré le livre de J A Deniot Edith Piaf La
voix le geste l'icone esquisse anthropologique Lelivredart 2012
Edith PIAF, la voix, le geste, l'icône.
de
ambrosiette
Esquisse anthropologique de Joëlle Deniot. Livre préfacé par
Jacky Réault, sociologue, illustré par Mireille Petit-Choubrac,
et publié aux éditions Lelivredart. (automne 2012)
La
préface est disponible
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Esquisse anthropologique de
Joëlle Deniot. Livre préfacé par Jacky Réault,
sociologue, illustré par Mireille Petit-Choubrac,
et publié aux éditions Lelivredart. (automne
2012)
www.lestamp.com
©
Joëlle Deniot, Professeur
de Sociologie à l’Université de Nantes